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Jean-Christophe

humides. Leurs lèvres se touchaient presque ; et il la regardait, comme de loin, de très loin, d’un autre monde ; il la voyait s’éloigner de plus en plus, se perdre dans un brouillard… Et puis, il ne la voyait plus. Il ne l’entendait plus. Il tombait dans une sorte d’oubli souriant, où il pensait à sa musique, à ses rêves, à mille choses étrangères à Ada. Il entendait un air. Il composait tranquillement… Ah ! la belle musique !… si triste, mortellement triste ! et pourtant bonne, aimante… ah ! que cela fait du bien !… c’est cela, c’est cela… Le reste n’était pas vrai…

On le secouait par le bras. Une voix lui criait :

— Eh bien, qu’est-ce que tu as ? Décidément, tu es fou ? Pourquoi est-ce que tu me regardes comme cela ? Pourquoi ne réponds-tu pas ?

Il revoyait les yeux qui le regardaient. Qui était-ce ?… — Ah ! oui… — Il soupirait.

Elle l’examinait. Elle cherchait à savoir à quoi il pensait. Elle ne comprenait pas ; mais elle sentait qu’elle avait beau faire : elle ne le tenait pas tout entier, il y avait toujours une porte, par où il pouvait s’échapper. Elle s’irritait en secret.

— Pourquoi est-ce que tu pleures ? lui demanda-t-elle une fois, au sortir d’un de ces voyages étranges dans une autre vie.

Il se passa la main sur les yeux. Il sentit qu’ils étaient mouillés.

— Je ne sais pas, dit-il.

— Pourquoi ne réponds-tu pas ? Voilà trois fois que je te dis la même chose.

— Que veux-tu ? demanda-t-il doucement.

Elle reprit ses sujets de discussions saugrenues.

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