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l’adolescent

— Eh bien, sacrifie-toi !

Il ne put s’empêcher de rire de son égoïsme ; et elle rit aussi.

— Le sacrifice d’un seul, dit-il, ne fait que l’amour d’un seul.

— Pas du tout. Il fait l’amour des deux. Je t’aimerai beaucoup plus, si tu te sacrifies pour moi. Et pense donc, Christli, comme, de ton côté, tu m’aimeras beaucoup, puisque tu te seras sacrifié, tu seras très heureux.

Ils riaient, contents de se donner le change sur le sérieux de leur dissentiment.

Il riait, et il la regardait. Au fond, comme elle le disait, elle n’avait nul désir de quitter maintenant Christophe ; s’il l’irritait et l’ennuyait souvent, elle savait ce que valait un dévouement comme le sien ; et elle n’aimait personne autre. Elle parlait ainsi par jeu, moitié parce qu’elle savait que cela lui était désagréable, moitié parce qu’elle trouvait plaisir à jouer avec des pensées douteuses et malpropres, comme un enfant qui se délecte à tripoter dans l’eau sale. Il le savait. Il ne lui en voulait pas. Mais il était las de ces discussions malsaines, de la lutte sourde engagée contre cette nature incertaine et trouble, qu’il aimait, qui peut-être l’aimait ; il était las de l’effort qu’il devait faire pour se duper sur son compte, las parfois à pleurer. Il pensait : « Pourquoi, pourquoi est-elle ainsi ? Pourquoi est-on ainsi ? Comme la vie est médiocre ! »… En même temps, il souriait, en regardant le joli visage qui se penchait vers lui, ses yeux bleus, son teint de fleur, sa bouche rieuse et bavarde, un peu sotte, entr’ouverte sur l’éclat frais de sa langue et de ses dents

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