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Jean-Christophe

sa taille les grands hommes et les grandes pensées, — et la fille qui s’amuse à avilir ses amants, sont deux bêtes malfaisantes de la même sorte. — Mais la seconde est plus aimable.

Ada eût donc voulu corrompre un peu Christophe, afin de l’humilier. À la vérité, elle n’était pas de force. Il y eût fallu plus d’intelligence, même dans la corruption. Elle le sentait ; et ce n’était pas un de ses moindres griefs cachés contre Christophe, que son amour ne pût lui faire aucun mal. Elle ne s’avouait pas le désir qu’elle avait de lui en faire ; elle ne lui en eût peut-être pas fait, si elle avait pu. Mais elle trouvait impertinent de ne le point pouvoir. C’est manquer d’amour envers une femme, que de ne pas lui laisser l’illusion de son pouvoir bien ou malfaisant sur celui qui l’aime ; et c’est la pousser irrésistiblement à en faire l’épreuve. Christophe n’y prenait pas garde. Lorsque Ada lui demandait, par jeu :

— Laisserais-tu bien ta musique pour moi ?

(bien qu’elle n’en eût aucune envie),

il répondait franchement :

— Oh ! cela, ma petite, ni toi, ni personne, n’y peuvent rien. J’en ferai toujours.

— Et tu prétends m’aimer ? s’écriait-elle, dépitée.

Elle haïssait cette musique, — d’autant plus qu’elle n’y comprenait rien, et qu’il lui était impossible de trouver le joint pour atteindre cet ennemi invisible, et pour blesser Christophe dans sa passion. Si elle essayait d’en parler avec mépris, ou de juger dédaigneusement les compositions de Christophe, il riait aux éclats ; et, malgré son exaspération, Ada prenait le parti de se taire ; car elle se rendait compte qu’elle était ridicule.

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