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Jean-Christophe

régime d’infirme. La première des vertus, c’est la joie. Il faut que la vertu ait la mine heureuse, libre, sans contrainte. Il faut que celui qui fait le bien se fasse plaisir à lui-même. Mais ce prétendu devoir perpétuel, cette tyrannie de maître d’école, ce ton criard, ces discussions oiseuses, cet ergotage aigre et puéril, ce bruit, ce manque de grâce, cette vie dépouillée de tout charme, de toute politesse, de tout silence, ce pessimisme mesquin, qui ne laisse rien perdre de ce qui peut rendre l’existence plus pauvre qu’elle n’est, cette inintelligence orgueilleuse, qui trouve plus facile de mépriser les autres, que de les comprendre, toute cette morale bourgeoise, sans grandeur, sans bonheur, sans beauté, sont odieux et malfaisants : ils font paraître le vice plus humain que la vertu.

Ainsi pensait Christophe ; et, dans son désir de blesser qui l’avait blessé, il ne s’apercevait pas qu’il était aussi injuste que ceux dont il parlait.

Sans doute, ces pauvres gens étaient à peu près tels qu’il les voyait. Mais ce n’était pas leur faute : c’était celle de la vie ingrate, qui avait fait leurs figures, leurs gestes et leurs pensées ingrates. Ils avaient subi les déformations de la misère, — non de la grande misère qui tombe d’un seul coup, et qui tue, ou qui forge, — mais de la mauvaise chance, constamment répétée, de la petite misère qui s’épand goutte à goutte, du premier jour au dernier… Grande tristesse ! car sous ces enveloppes rugueuses, que de trésors en réserve, de droiture, de bonté, de silencieux héroïsme !… Toute la force d’un peuple, toute la sève de l’avenir.