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l’adolescent

ou au marché, de s’arrêter pour serrer la main et parler amicalement à d’aimables filles, fort connues du quartier, et que les femmes comme il faut devaient feindre d’ignorer. Elle s’en remettait à Dieu de distinguer le mal du bien, et de punir ou de pardonner. Elle ne demandait aux autres qu’un peu de cette affectueuse sympathie, qui est si nécessaire pour s’alléger mutuellement la vie. Pourvu qu’on fût bon, c’était l’essentiel pour elle.

Mais, depuis qu’elle habitait chez les Vogel, on était en train de la changer. L’esprit dénigrant de la famille avait fait d’elle d’autant plus facilement sa proie, qu’elle était alors abattue et sans force pour résister. Amalia s’était emparée d’elle ; et, du matin au soir, dans ces longs tête à tête, où les deux femmes travaillaient ensemble, et où Amalia seule parlait, Louisa, passive et écrasée, prenait à son insu l’habitude de tout juger et de tout critiquer. Madame Vogel ne manqua pas de lui dire ce qu’elle pensait de la conduite de Christophe. Le calme de Louisa l’irritait. Elle trouvait indécent que Louisa se préoccupât si peu de ce qui les mettait tous hors d’eux ; elle ne fut pas contente, qu’elle n’eût réussi à la troubler tout à fait. Christophe s’en aperçut. Louisa n’osait lui faire de reproches ; mais c’étaient, chaque jour, des observations timides, inquiètes, insistantes ; et comme, impatienté, il y répondit brusquement, elle ne lui dit plus rien ; mais il continuait de lire le chagrin dans ses yeux ; et, quand il revenait, il voyait parfois qu’elle avait pleuré. Il connaissait trop sa mère, pour ne pas être sûr que ces inquiétudes ne lui venaient pas d’elle. — Et il savait d’où elles lui venaient.

Il résolut d’en finir. Un soir que Louisa, ne pouvant

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