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Jean-Christophe

avait mal à la tête, elle avait mal aux pieds, aux yeux, à l’estomac, à l’âme. Elle avait peur de tout, elle était follement superstitieuse, elle voyait des signes partout : à table, les couteaux, les fourchettes en croix, le nombre des convives, la salière renversée : c’étaient alors toute une série de rites, qu’il fallait accomplir pour écarter le malheur. En promenade, elle comptait les corbeaux, et elle ne manquait pas d’observer de quel côté ils s’envolaient ; elle épiait anxieusement le chemin, à ses pieds, et elle se lamentait quand elle y voyait passer, le matin, une araignée : alors elle voulait revenir, il n’y avait plus d’autre ressource, pour continuer la promenade, que de lui persuader qu’il était plus de midi, et qu’ainsi le présage s’était mué de souci en espoir. Elle avait peur de ses rêves : elle les racontait longuement à Christophe ; elle cherchait, pendant des heures, un détail, quand elle l’avait oublié ; elle ne lui faisait grâce d’aucun : une suite d’absurdités, où il était question de mariages baroques, de morts, de couturières, de princes, de choses burlesques et quelquefois obscènes. Il fallait qu’il écoutât, qu’il donnât son avis. Souvent, elle restait, des journées entières, sous l’obsession de ces images ineptes. Elle trouvait la vie mal faite, elle voyait crûment les choses et les gens, elle assommait Christophe de ses jérémiades ; et ce n’était pas la peine qu’il eût quitté ses petits bourgeois moroses, pour retrouver ici l’éternel ennemi : le « trauriger ungriechischer Hypochondrist ».

Brusquement, au milieu de ces grogneries boudeuses, la gaieté reprenait, bruyante, exagérée ; il n’y avait pas plus à la discuter, que la maussaderie d’avant : c’étaient des éclats de rire, qui, étant sans

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