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Jean-Christophe

Dix heures sonnèrent, avant qu’elle eût bougé. Elle se dépita :

— Encore sonner !… Tout le temps, l’heure avance !…

Il rit, et vint s’asseoir sur le lit, auprès d’elle. Elle lui passa les bras autour du cou, et lui raconta ses rêves. Il n’écoutait pas très attentivement, et l’interrompait par de petits mots tendres. Mais elle le faisait taire, et reprenait avec un grand sérieux, comme si ç’avait été des histoires de la plus haute importance :

— Elle était à dîner : il y avait le grand-duc ; Myrrha était un chien terre-neuve… non, un mouton frisé, qui servait à table… Ada avait trouvé le moyen de s’élever au-dessus de terre, de marcher, de danser, de se coucher dans l’air. Voilà : c’était bien simple ; on n’avait qu’à faire… ainsi… ainsi… ; et c’était fait…

Christophe se moquait d’elle. Elle riait aussi, un peu froissée qu’il rît. Elle haussait les épaules :

— Ah ! tu ne comprends rien !…

Ils déjeunèrent sur son lit, dans la même tasse, avec la même cuiller.

Elle se leva enfin ; elle rejeta ses couvertures, sortit ses beaux grands pieds blancs, ses belles jambes grasses, et se laissa couler sur la descente de lit. Puis elle s’assit pour reprendre haleine, et regarda ses pieds. Enfin, elle frappa des mains, et lui dit de sortir ; et, comme il ne se pressait pas, elle le prit par les épaules, et le poussa à la porte, qu’elle referma à clef.

Après qu’elle eut bien musé, regardé et étiré chacun de ses beaux membres, chanté en se lavant un lied sentimental en quatorze couplets, jeté de l’eau à la figure de Christophe qui tambourinait à la fenêtre, et cueilli en partant la dernière rose du jardin, ils prirent le ba-

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