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Jean-Christophe

souriait à son bonheur, et il se sentait seul : seul, comme il avait toujours été, plus seul encore peut-être, mais sans aucune tristesse, d’une solitude divine. Plus de fièvre. Plus d’ombres. La nature librement pouvait se refléter dans son âme sereine. Étendu sur le dos, en face de la fenêtre, les yeux noyés dans l’air éblouissant de brouillards lumineux, il souriait :

— Qu’il est bon de vivre !…

Vivre !… Une barque passa… Il pensa soudain à ceux qui ne vivaient plus, à une barque passée où ils étaient ensemble : lui — elle — … Elle ?… Non pas celle-ci, celle qui dort près de lui. — Elle, la seule, l’aimée, la pauvre petite morte. — Mais qu’est-ce donc que celle-ci ? Comment est-elle là ? Comment sont-ils venus dans cette chambre, dans ce lit ? Il la regarde, il ne la connaît pas : elle est une étrangère ; hier matin, elle n’existait pas pour lui. Que sait-il d’elle ? — Il sait qu’elle n’est pas intelligente. Il sait qu’elle n’est pas bonne. Il sait qu’elle n’est pas belle en ce moment, avec sa figure exsangue et bouffie de sommeil, son front bas, sa bouche ouverte pour respirer, ses lèvres gonflées et tendues qui font une moue de carpe. Il sait qu’il ne l’aime point. Et une douleur poignante le transperce, quand il pense qu’il a baisé ces lèvres étrangères, dès la première minute, qu’il a pris ce beau corps indifférent, dès la première nuit qu’ils se sont vus, — et que celle qu’il aimait, il l’a regardée vivre et mourir près de lui, et qu’il n’a jamais osé effleurer ses cheveux, qu’il ne connaîtra jamais le parfum de son être. Plus rien. Tout s’est fondu. La terre lui a tout pris. Il ne l’a pas défendue…

Et tandis que, penché sur l’innocente dormeuse et dé-

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