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Jean-Christophe

leur silence, se regardant à la dérobée. À la fin, ils ne se regardaient même plus, comme s’ils craignaient de se trahir. Absorbés en eux-mêmes, ils couvaient leur désir.

Quand le repas fut fini, ils se disposèrent à partir. Ils avaient deux kilomètres à faire, à travers bois, pour rejoindre la station du bateau. Ada se leva la première, et Christophe la suivit. Ils attendirent sur le perron que les autres fussent prêts ; — sans parler, côte à côte, dans le brouillard épais que perçait à peine l’unique lanterne allumée devant la porte de l’auberge. — Myrrha s’attardait devant le miroir.

Ada saisit la main de Christophe, et l’entraîna le long de la maison, vers le jardin, dans l’ombre. Sous un balcon, d’où tombait une draperie de vigne vierge, ils se tinrent cachés. Les lourdes ténèbres les entouraient. Ils ne se voyaient même pas. Le vent remuait les cimes des sapins. Il sentait, enlacés à ses doigts, les doigts tièdes de Ada, et le parfum d’une fleur d’héliotrope qu’elle avait à son sein.

Brusquement, elle l’attira contre elle ; la bouche de Christophe rencontra la chevelure de Ada, mouillée par le brouillard, baisa ses yeux, ses cils, ses narines, et ses grasses pommettes, et le coin de sa bouche, cherchant, trouvant ses lèvres, y restant attachée.

Les autres étaient sortis. On appelait :

— Ada !…

Ils étaient immobiles, ils respiraient à peine, pressant l’un contre l’autre leur bouche et leur corps.

Ils entendirent Myrrha :

— Ils sont partis devant.

Les pas de leurs compagnons s’éloignèrent dans la

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