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l’adolescent

sinistre ; il était calme, il dormait au soleil… Dormir !… Elle aimait dormir ! Rien ne la dérangerait là. Les chants des coqs se répondaient à travers la plaine. De la ferme montaient le bourdonnement du moulin, les piaillements de la basse-cour, les cris des enfants qui jouaient. Il apercevait la petite fille de Sabine, il la voyait courir, il distinguait son rire. Une fois, il la guetta, près de la porte de la ferme, dans un repli du chemin creux qui faisait le tour des murs ; il la saisit au passage, il l’embrassa furieusement. La petite eut peur, et se mit à pleurer. Elle l’avait presque oublié déjà. Il lui demanda :

— Es-tu contente ici ?

— Oui, je m’amuse…

— Tu ne veux pas revenir ?

— Non !

Il l’avait lâchée. Cette indifférence d’enfant le désolait. Pauvre Sabine !… C’était elle pourtant, un peu d’elle… Si peu ! L’enfant ne ressemblait pas à sa mère : il avait passé en elle, mais il n’était pas elle ; à peine avait-il gardé de ce mystérieux passage un parfum très léger de l’être disparu : des inflexions de voix, un petit froncement de lèvres, une façon de ployer la tête. Le reste de la personne était tout un autre être ; et cet être mêlé à celui de Sabine répugnait à Christophe, sans qu’il se l’avouât.

Ce n’était qu’en lui-même que Christophe retrouvait l’image de Sabine. Partout elle le suivait, elle flottait autour de lui ; mais il ne se sentait véritablement avec elle, que quand il était seul. Nulle part, elle n’était plus près de lui que dans ce refuge, sur la colline, loin des regards, au milieu de ce pays, plein de son souvenir. Il faisait

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