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l’adolescent

les voyant disparaître pour toujours, il était sur le point de courir dans la rue, de crier : « Non ! non ! laissez-les moi ! Ne me les emportez pas ! » Il voulait supplier qu’on lui donnât au moins un objet, un seul objet, qu’on ne la lui prît pas tout entière. Mais comment eût-il osé le demander au meunier ? Il n’était rien pour lui. Son amour, elle-même ne l’avait pas su : comment aurait-il osé le dévoiler à un autre ? Puis, s’il avait essayé de dire un mot, il eût éclaté en sanglots… Non, non, il fallait se taire, il fallait assister à cette disparition totale, sans pouvoir — sans oser rien faire pour sauver un débris du naufrage…

Et quand tout fut fini, quand la maison fut vide, quand la porte cochère se fut refermée sur le meunier, quand les roues du chariot se furent éloignées, en ébranlant les vitres, quand leur bruit s’effaça, il se jeta par terre, n’ayant plus une larme, plus une pensée pour souffrir ou pour lutter, glacé, comme mort lui-même.

On frappa à la porte. Il resta immobile. On frappa de nouveau. Il avait oublié de s’enfermer à clef. Rosa entra. Elle eut une exclamation, en le voyant étendu sur le plancher, et s’arrêta, effrayée. Il souleva la tête, avec colère :

— Quoi ? Que veux-tu ? Laisse-moi !

Elle ne s’en allait pas, elle restait, hésitante, adossée à la porte, elle répétait :

— Christophe…

Il se releva en silence ; il était honteux qu’elle l’eût vu ainsi. En s’époussetant de la main, il demanda durement :

— Eh bien, qu’est-ce que tu veux ?

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