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Jean-Christophe

contraire, de trouver un ami avec qui causer de Sabine ; il ne comprenait pas la froideur de Christophe. C’est qu’il ne se doutait pas de tout ce que sa présence, l’évocation subite de la journée à la ferme, les souvenirs heureux qu’il rappelait lourdement, les pauvres reliques de Sabine, qui jonchaient le sol, et qu’il poussait du pied, en causant, remuaient de souffrance dans l’âme de Christophe. Le seul nom de Sabine, chaque fois qu’il revenait dans sa bouche, déchirait Christophe. Il cherchait un prétexte pour faire taire Bertold. Il gagna l’escalier ; mais l’autre s’attachait à lui, l’arrêtait sur les marches, continuait son récit. Enfin, comme le meunier lui racontait la maladie de Sabine, avec le plaisir étrange que trouvent certaines gens, surtout des gens du peuple, à parler de maladies, avec un luxe de détails pénibles, Christophe n’y tint plus : (il se raidissait, pour ne pas crier de douleur), il l’interrompit net :

— Pardon, dit-il, avec une sécheresse glaciale, il faut que je vous quitte.

Il le quitta, sans autre adieu.

Cette insensibilité révolta le meunier. Il n’avait pas été sans deviner la secrète affection de sa sœur et de Christophe. Que celui-ci témoignât d’une telle indifférence, lui parut monstrueux : il jugea que Christophe n’avait point de cœur.

Christophe avait fui dans sa chambre : il suffoquait. Tant que dura le déménagement, il ne sortit plus de chez lui. Il s’était juré de ne pas regarder par la fenêtre, mais il ne pouvait s’empêcher de le faire ; et, caché dans un coin, derrière ses rideaux, il suivait le départ des bardes aimées avec une attention douloureuse. En

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