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l’adolescent

pouvait-elle oublier qu’elle, elle était vivante, qu’elle voyait Christophe à toute heure du jour, qu’elle l’aimait, qu’elle n’avait plus à craindre l’autre, que l’autre s’effaçait, que son souvenir même s’effacerait à son tour, qu’elle restait seule, qu’un jour peut-être… ? Pouvait-elle réprimer, au milieu de sa douleur, de la douleur de son ami, qui était plus sienne que la sienne, — pouvait-elle réprimer un brusque mouvement de joie, un espoir irraisonné ? Elle se le reprochait ensuite. Ce n’était qu’un éclair. C’était assez. Il l’avait vu. Il lui jetait un regard qui lui glaçait le cœur : elle y lisait des pensées haineuses ; il lui en voulait de vivre, quand l’autre était morte.

Le meunier, avec sa voiture, vint chercher le petit mobilier de Sabine. En rentrant d’une leçon, Christophe vit étalés, devant la porte, dans la rue, le lit, l’armoire, les matelas, le linge, tout ce qui avait été à elle, tout ce qui restait d’elle. Ce lui fut un spectacle odieux. Il passa précipitamment. Sous le porche, il se heurta à Bertold qui l’arrêta :

— Ah ! mon cher monsieur, disait-il en lui serrant la main avec effusion, hein ! qui aurait dit cela quand nous étions ensemble ? Comme nous étions contents, tous ! C’est pourtant depuis ce jour-là, depuis cette sacrée promenade sur l’eau, qu’elle a commencé à aller mal. Enfin ! cela ne sert à rien de se plaindre ! Elle est morte. Après elle, ça sera notre tour. C’est la vie… Et vous, comment allez-vous ? Moi, très bien, Dieu merci !

Il était rouge, suant, et sentait le vin. L’idée que c’était son frère, qu’il avait des droits sur son souvenir, blessait Christophe. Il souffrait d’entendre cet homme parler de celle qu’il aimait. Le meunier était heureux, au

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