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Jean-Christophe

— Tu es bonne, dit-il, tu l’aimais donc, toi ?

Elle se détacha de lui, elle lui jeta un regard passionné, ne répondit pas, et se remit à pleurer.

Ce regard fut une illumination pour lui. Ce regard voulait dire :

— Ce n’était pas elle que j’aimais…

Christophe vit enfin ce qu’il n’avait pas su — ce qu’il n’avait pas voulu voir depuis des mois. Il vit qu’elle l’aimait.

— Chut ! dit-elle, on m’appelle.

On entendait la voix d’Amalia.

Rosa demanda :

— Veux-tu rentrer chez toi ?

Il dit :

— Non, je ne pourrais pas encore, je ne pourrais pas causer avec ma mère… Plus tard…

Elle dit :

— Reste. Je reviendrai tout à l’heure.

Il resta dans le bûcher obscur, où un filet de jour tombait d’un étroit soupirail, vêtu de toiles d’araignées. On entendait le cri d’une marchande dans la rue ; contre le mur, dans une écurie voisine, un cheval s’ébrouait et frappait du sabot. La révélation, que Christophe venait d’avoir, ne lui faisait aucun plaisir ; mais elle l’occupait, un instant. Il s’expliquait maintenant beaucoup de choses, qu’il n’avait pas comprises. Une foule de petits faits, auxquels il n’avait pas prêté attention, lui revenaient à l’esprit et s’éclairaient pour lui. Il s’étonnait d’y penser, il s’indignait de se laisser distraire, une seule minute, de sa misère. Mais cette misère était si atroce, si irrespirable, que l’instinct de conservation, plus fort que sa volonté, que son

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