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Jean-Christophe

même : elle ne pouvait s’en défaire. Il s’y joignait la honte que Christophe eût deviné ce qui se passait en elle ; — et la honte de s’être offerte… la honte de s’être offerte et de ne s’être pas donnée.

Christophe accepta avec empressement l’occasion qui s’offrit d’aller pour quelques concerts à Cologne et à Düsseldorf. Il était bien aise de passer deux ou trois semaines loin de la maison. La préparation de ces concerts et la composition d’une œuvre nouvelle qu’il voulait y jouer l’occupèrent tout entier, et il finit par oublier les souvenirs importuns. Ils s’effaçaient aussi de l’esprit de Sabine, reprise par la torpeur de sa vie habituelle. Ils en vinrent à penser l’un à l’autre avec indifférence. S’étaient-ils vraiment aimés ? Ils en doutaient. Christophe fut sur le point de partir pour Cologne, sans avoir dit adieu à Sabine.

La veille de son départ, un je ne sais quoi les rapprocha. C’était une de ces après-midi de Dimanche, où tous étaient à l’église. Christophe aussi était sorti, pour terminer ses préparatifs de voyage. Sabine, assise dans son minuscule jardin, se chauffait aux derniers rayons du soleil. Christophe rentra : il était pressé, et son premier mouvement en la voyant fut de la saluer et de passer. Mais quelque chose le retint, au moment où il passait : fut-ce la pâleur de Sabine, ou quelque sentiment indéfinissable : remords, crainte, tendresse ?… Il s’arrêta, se retourna vers Sabine, et, appuyé sur la clôture du jardin, il lui souhaita le bonsoir. Sans répondre, elle lui tendit la main. Son sourire était plein de bonté, — d’une bonté qu’il ne lui avait jamais vue. Son geste voulait dire : « Paix entre nous… » Il saisit sa main par-dessus la barrière, il se pencha sur elle, et la

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