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l’adolescent

Sabine ; et il ne pouvait s’empêcher de lui sourire aussi : ils sentaient que la paix était faite. C’est qu’il savait que tout à l’heure ils reviendraient ensemble.

On se mit à chanter des chansons à quatre voix. Chaque groupe, à tour de rôle, disait un des couplets ; le refrain était repris en chœur. Les barques, espacées, se répondaient en écho. Les sons glissaient sur l’eau, comme des oiseaux. De temps en temps, un bateau accostait à la rive : un ou deux paysans descendaient ; ils restaient sur le bord, et faisaient des signaux aux barques qui s’éloignaient. La petite troupe s’égrenait. Les voix se détachaient une à une du concert. À la fin, ils furent seuls, Christophe, Sabine et le meunier.

Ils revinrent dans la même barque, redescendant le fil de l’eau. Christophe et Bertold tenaient les rames, mais ils ne ramaient pas. Sabine, assise à l’arrière, en face de Christophe, causait avec son frère, et regardait Christophe. Ce dialogue leur permettait de se regarder en paix. Jamais ils n’eussent pu le faire, si les paroles menteuses s’étaient tues. Les paroles semblaient dire : « Ce n’est pas vous que je vois ». Mais les regards se disaient : « Qui es-tu ? Qui es-tu ? toi que j’aime !… toi que j’aime, qui que tu sois !… »

Le ciel se couvrait, les brouillards s’élevaient des prairies, la rivière fumait, le soleil s’éteignit au milieu des vapeurs. Sabine s’enveloppa les épaules et la tête, en frissonnant, de son petit châle noir. Elle semblait fatiguée. Comme le bateau, longeant la rive, glissait sous les branches étendues des saules, elle ferma les yeux : sa figure toute menue était blême ; ses lèvres avaient un pli douloureux ; elle ne bougeait plus, elle paraissait souffrir, — avoir souffert, — être morte.

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