Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 3.djvu/122

Cette page a été validée par deux contributeurs.
Jean-Christophe

regarder sa voisine ; et, l’ayant trouvée passable, il lui fit, pour se venger, une cour bruyante qui attirât l’attention de Sabine. Il y réussit ; mais Sabine n’était pas femme à être jalouse de rien, ni de personne : pourvu qu’elle fût aimée, il lui était indifférent qu’on aimât ou non d’autres ; et, au lieu de s’en piquer, elle fut ravie de voir que Christophe s’amusait. De l’autre bout de la table, elle lui adressa son plus charmant sourire. Christophe fut décontenancé ; il ne douta plus de l’indifférence de Sabine ; et il retomba dans son mutisme boudeur, dont rien ne put le tirer, ni les agaceries, ni les rasades. À la fin, comme il s’assoupissait, se demandant rageusement ce qu’il était venu faire au milieu de cette interminable mangeaille, il n’entendit pas le meunier proposer une promenade en bateau, pour reconduire à leurs fermes certains des invités. Il ne vit pas non plus Sabine qui lui faisait signe de venir de son côté, pour prendre la même barque. Quand il y pensa, il n’y avait plus de place pour lui ; et il dut monter dans un autre bateau. Cette nouvelle déconvenue ne l’eût pas rendu plus aimable, s’il n’avait bientôt découvert qu’il allait semer en route presque tous ses compagnons. Alors il se dérida, et leur fit bon visage. D’ailleurs, cette belle après-midi sur l’eau, le plaisir de ramer, la gaieté de ces braves gens, finirent par dissiper toute sa mauvaise humeur. Sabine n’étant plus là, il ne se surveilla plus, et n’eut plus de scrupules à s’amuser franchement, comme les autres.

Ils étaient dans trois barques. Elles se suivaient de près, cherchant à se dépasser. Ils s’adressaient de l’une à l’autre des injures joyeuses. Quand les barques se frôlaient, Christophe voyait le regard souriant de

106