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Jean-Christophe

pourquoi aimait-on Sabine ? Qu’avait-elle fait pour l’être ?… Rosa la voyait sans indulgence, paresseuse, négligente, égoïste, indifférente à tous, ne s’occupant ni de sa maison, ni de son enfant, ni de qui que ce fût, n’aimant qu’elle, ne vivant que pour dormir, flâner, et ne rien faire… Et c’était cela qui plaisait… qui plaisait à Christophe,… à Christophe, qui était si sévère, à Christophe qui savait juger, à Christophe qu’elle estimait et qu’elle admirait par-dessus tout ! Ah ! c’était trop injuste ! C’était trop bête aussi !… Comment Christophe ne le voyait-il pas ? — Elle ne pouvait s’empêcher de lui glisser, de temps en temps, une remarque désobligeante pour Sabine. Elle ne le voulait pas ; mais c’était plus fort qu’elle. Toujours elle le regrettait, parce qu’elle était bonne, et n’aimait à dire du mal de personne. Mais elle le regrettait encore plus, parce qu’elle s’attirait ainsi de cruelles réponses qui lui montraient combien Christophe était épris. Il ne ménageait rien alors. Blessé dans son affection, il cherchait à blesser : il y réussissait. Rosa ne répliquait pas, et s’en allait, tête basse, serrant les lèvres, pour ne pas pleurer. Elle pensait que c’était sa faute à elle, qu’elle n’avait que ce qu’elle méritait, pour avoir fait de la peine à Christophe, en attaquant ce qu’il aimait.

Sa mère fut moins patiente. Madame Vogel, qui voyait tout, n’avait pas tardé à remarquer, ainsi que le vieux Euler, les entretiens de Christophe avec sa jeune voisine : il n’était pas difficile de deviner le roman. Les projets qu’ils avaient formés en secret de marier quelque jour Rosa avec Christophe, en étaient contrariés ; et cela leur semblait de la part de Christophe une offense personnelle, bien qu’il ne fût pas tenu de savoir qu’on

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