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Jean-Christophe

défaire. Il s’irritait de ces mensonges. Il se désolait de voir combien ce qu’il écrivait était inférieur à ce qu’il pensait. Il doutait amèrement de lui. Mais il ne pouvait se résigner à cette stupide défaite ; il s’enrageait à faire mieux, à écrire de grandes choses. Et toujours il échouait. Après un instant d’illusion, pendant qu’il écrivait, il s’apercevait que ce qu’il avait écrit ne valait rien ; il le déchirait, il brûlait tout ce qu’il faisait. Et, pour achever sa honte, il fallait qu’il vît conservées, sans pouvoir les anéantir, ses œuvres officielles, les plus médiocres de toutes, — le concerto : l’Aigle royal, pour l’anniversaire du prince, — et la cantate : l’Hymen de Pallas, écrite à l’occasion du mariage de la princesse Adélaïde, — publiées à grands frais, en éditions de luxe, qui perpétuaient son imbécillité pour les siècles à venir, — car il croyait aux siècles à venir. — Il en pleurait d’humiliation.

Fiévreuses années ! Nul répit, nulle relâche. Rien qui fasse diversion à ce labeur affolant. Point de jeux, point d’amis. Comment en aurait-il ? L’après-midi, à l’heure où les autres enfants s’amusent, le petit Christophe, le front plissé par l’attention, était assis à son pupitre d’orchestre, dans la salle de théâtre poussiéreuse et mal éclairée. Et le soir, quand les autres enfants sont couchés, il était encore là, affaissé sur sa chaise, et crispé de fatigue.

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