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Jean-Christophe

partie à des travaux de commande ; car son titre de Hof Musicus, et sa faveur auprès du grand-duc, l’obligeaient à des compositions officielles pour les fêtes de la cour.

Ainsi, jusqu’à la source de sa vie était empoisonnée. Ses rêves même n’étaient point libres. Mais, comme c’est l’habitude, la contrainte les rendait plus forts. Quand rien n’entrave l’action, l’âme a bien moins de raisons pour agir. Plus étroite se resserrait autour de Christophe la prison des soucis et des tâches médiocres, plus son cœur révolté sentait son indépendance. Dans une vie sans entraves, il se fût abandonné sans doute au hasard des heures et aux flâneries voluptueuses de l’adolescence. Ne pouvant être libre qu’une heure ou deux par jour, sa force s’y ruait, comme un torrent entre les rochers. C’est une bonne discipline pour l’art, que de resserrer ses efforts dans d’implacables limites. En ce sens, on peut dire que la misère est un maître, non seulement de pensée, mais de style ; elle apprend la sobriété à l’esprit, comme au corps. Quand le temps est compté et les paroles mesurées, on ne dit rien de trop et on prend l’habitude de ne penser que l’essentiel. Ainsi on vit double, ayant moins de temps pour vivre.

C’est ce qui advint pour Christophe. Il prenait sous le joug pleine conscience de la valeur de la

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