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Jean-Christophe

namment fort. À quatre-vingts ans passés, il avait tous ses cheveux, une crinière blanche, avec des touffes grises encore, et dans sa barbe drue des fils tout à fait noirs. Il ne lui restait qu’une dizaine de dents ; mais avec elles il s’escrimait solidement. Il faisait plaisir à voir à table. Il avait un robuste appétit ; et s’il reprochait à Melchior de boire, il buvait sec lui-même. Il avait une prédilection pour les vins blancs de la Moselle. Au reste, vins, bières, ou cidres, il savait rendre justice à tout ce que le Seigneur a créé d’excellent. Il n’était pas assez malavisé pour laisser sa raison dans son verre, et il gardait la mesure. Il est vrai que cette mesure était copieuse, et que dans son verre une raison plus débile se fût infailliblement noyée. Il avait bon pied, bon œil, et une activité infatigable. À six heures, il était levé, et faisait méticuleusement sa toilette ; car il avait le souci du décorum, et le respect de sa personne, Il vivait seul dans sa maison, s’occupant de tout lui-même, et ne souffrant pas que sa bru mît le nez dans ses affaires ; il faisait sa chambre, préparait son café, recousait ses boutons, clouait, collait, raccommodait ; et, tout en allant et venant, en bras de chemise, du haut en bas de la maison, il chantait sans s’arrêter, d’une voix de basse retentissante, qu’il se plaisait à faire sonner, accompagnant ses airs de gestes d’opéra. — Ensuite, il sortait, et par

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