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Jean-Christophe

mais son instinct l’avertissait obscurément du danger. Elle tâchait de se rapprocher de son fils, de connaître ses peines, afin de le consoler. Mais la pauvre femme avait perdu l’habitude de causer intimement avec Christophe ; depuis bien des années, il renfermait ses pensées en lui ; et elle était trop absorbée par les soucis matériels de la vie, pour avoir le temps de chercher à le deviner. Maintenant qu’elle eût tant voulu lui venir en aide, elle ne savait que faire. Elle rôdait autour de lui, comme une âme en peine ; elle eût souhaité de trouver les mots qui lui eussent fait du bien ; et elle n’osait parler, de crainte de l’irriter. Et malgré ses précautions, elle l’irritait par tous ses gestes, par sa présence même ; car elle n’était pas très adroite, et il n’était pas très indulgent. Cependant il l’aimait, ils s’aimaient tous deux. Mais il suffit de si peu pour séparer des êtres qui se chérissent et s’estiment de tout leur cœur ! Un parler trop fort, des gestes maladroits, un tic inoffensif dans les yeux ou le nez, une façon de manger, de marcher et de rire, une gêne physique qu’on ne peut analyser… On se dit que ce n’est rien ; et pourtant c’est un monde. C’est assez, bien souvent, pour qu’une mère et un fils, un frère et un frère, un ami et un ami, qui sont tout près l’un de l’autre, restent éternellement étrangers l’un à l’autre.

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