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le matin

avait laissé la clef du jardin, pour qu’il pût s’y promener en leur absence. Il y retourna, le jour même, et faillit suffoquer de douleur. Il lui semblait, en venant, qu’il y retrouverait un peu de celle qui était partie : il ne la retrouva que trop ; son image flottait sur toutes les pelouses ; il s’attendait à la voir paraître à tous les détours des allées : il savait bien qu’elle ne paraîtrait pas ; mais il se torturait à se persuader le contraire, à rechercher les traces de ses souvenirs amoureux, le chemin du labyrinthe, la terrasse tapissée de glycine, le banc dans la charmille ; et il mettait une insistance de bourreau à se répéter : « Il y a huit jours… il y a trois jours… hier, c’était ainsi, hier, elle était ici… ce matin même… » Il se labourait le cœur avec ces pensées, jusqu’à ce qu’il dût s’arrêter, étouffant, près de mourir. — À son deuil se mêlait une colère contre lui-même de tout ce beau temps perdu, sans qu’il en eût profité. Tant de minutes, tant d’heures, où il jouissait du bonheur infini de la voir, de la respirer, de se nourrir de son être ! Et il ne l’avait pas apprécié ! Il avait laissé fuir le temps, sans avoir savouré chacun des plus petits moments ! Et maintenant !… Maintenant, il était trop tard… Irréparable ! Irréparable !

Il revint chez lui. Les siens lui furent odieux. Il ne put supporter leurs visages, leurs gestes, leurs

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