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le matin

leurs lèvres se touchaient, ils riaient d’un rire factice, et leurs mains étaient glacées. Christophe se sentait envie de mordre, de faire du mal ; il se rejetait brusquement en arrière ; et elle continuait de rire, d’une façon forcée. Ils se détournaient l’un de l’autre, ils feignaient l’indifférence, et se regardaient à la dérobée.

Ces jeux troubles avaient pour eux un attrait inquiétant : ils les cherchaient et les fuyaient. Christophe en avait peur et leur préférait la gêne même des réunions, où madame de Kerich ou quelque autre assistait. Nulle présence importune ne pouvait interrompre l’entretien de leurs cœurs amoureux ; la contrainte ne faisait que le rendre plus intense et plus doux. Tout alors prenait entre eux un prix infini : un mot, un plissement de lèvres, un coup d’œil, suffisaient à faire transparaître sous le voile banal de la vie ordinaire le riche et frais trésor de leur vie intérieure. Eux seuls le pouvaient voir : ils le croyaient du moins et se souriaient, heureux de leurs petits mystères. À écouter leurs paroles, on n’eût rien remarqué qu’une conversation de salon sur des sujets indifférents : pour eux, c’était un chant perpétuel d’amour. Ils lisaient les nuances les plus fugitives de leurs traits et de leur voix, comme en un livre ouvert ; aussi bien auraient-ils pu lire, les yeux fermés ; car ils n’avaient qu’à écouter leur

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