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Jean-Christophe

plein de tendresse, qui débordait par crises, et dont bénéficiait, au hasard, le premier qui passait. En dehors de ces crises, ils étaient plus égoïstes qu’à l’ordinaire ; car leur esprit était rempli par une pensée unique, et tout y était ramené.

Quelle place avait prise dans la vie de Christophe la figure de la fillette ! Quelle émotion, quand, la cherchant dans le jardin, il apercevait de loin la petite robe blanche ; — quand, au théâtre, assis à quelques pas de leurs places encore vides, il entendait la porte de la baignoire s’ouvrir, et la rieuse voix qu’il connaissait si bien ; — quand, dans une conversation étrangère, le cher nom de Kerich était prononcé par hasard ! Il pâlissait, rougissait ; pendant quelques minutes, il ne voyait ni n’entendait plus rien. Et aussitôt après, c’était un torrent de sang qui lui remontait dans tout le corps, un assaut de forces inconnues.

Cette petite Allemande naïve et sensuelle avait des jeux bizarres. Elle posait sa bague sur une couche de farine ; et il fallait la prendre, l’un après l’autre, avec les dents, sans se blanchir le nez. Ou bien elle passait au travers d’un biscuit une ficelle, dont chacun mettait un des bouts dans sa bouche ; et il s’agissait d’arriver le plus vite possible, en mangeant la ficelle, à mordre le biscuit. Leurs visages se rapprochaient, leurs souffles se mêlaient,

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