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Jean-Christophe

aux actions tragiques la grâce spirituelle et tendre de son être ; mais, le plus souvent, elle écoutait, renversée dans son fauteuil, son éternel ouvrage sur ses genoux ; elle souriait à sa propre pensée : — car c’était toujours elle qu’elle retrouvait au fond de toutes les œuvres.

Christophe aussi avait essayé de lire ; mais il avait dû y renoncer : il ânonnait, s’embrouillait dans les mots, sautait les ponctuations, semblait ne rien comprendre, et était si ému, qu’il devait s’arrêter aux passages pathétiques, sentant venir les larmes. Alors, dépité, il jetait le livre sur la table ; et ses deux amies riaient aux éclats… Combien il les aimait ! Il emportait partout leur image avec lui, et cette image se mêlait à celles des figures de Shakespeare et de Goethe. Il ne les distinguait presque plus les unes des autres. Telle suave parole du poète, qui éveillait jusqu’au fond de son être des frémissements passionnés, ne se séparait plus pour lui de la chère bouche qui la lui avait fait entendre pour la première fois. Vingt ans plus tard, il ne pourra relire ou voir jouer Egmont ou Romeo, sans que surgisse à certains vers le souvenir de ces calmes soirées, de ces rêves de bonheur, et les visages aimés de madame de Kerich et de Minna.

Il passait des heures à les regarder, le soir, quand elles lisaient, — la nuit, quand il rêvait, dans son

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