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Jean-Christophe

du piano, mais qui avait de vilaines mains, qui tenait sa fourchette à table d’une façon abominable, et qui coupait le poisson avec son couteau. Il lui paraissait donc fort peu intéressant. Elle voulait bien prendre des leçons de piano avec lui ; elle voulait bien, même, s’amuser avec lui, parce qu’elle n’avait pas d’autre compagnon pour le moment, et parce que, malgré ses prétentions à n’être plus une enfant, il lui venait par bouffées une idée folle de jouer, un besoin de dépenser son trop plein de gaieté, que surexcitait encore, comme chez sa mère, la contrainte imposée par le deuil récent. Mais elle ne se souciait pas plus de Christophe que d’un animal domestique ; et s’il lui arrivait encore, brusquement, dans ses jours de pire froideur, de lui faire les doux yeux, c’était par pur oubli, et parce qu’elle pensait à autre chose, — ou bien, tout simplement, pour n’en pas perdre l’habitude. Le cœur de Christophe bondissait, quand elle le regardait ainsi. Et c’est à peine si elle le voyait : elle se racontait des histoires. Cette jeune personne était à l’âge où l’on se caresse les sens avec des rêves agréables et flatteurs. Elle pensait constamment à l’amour, avec un grand intérêt, et une curiosité qui n’était tout à fait innocente que par son ignorance. D’ailleurs, elle n’imaginait l’amour, en demoiselle bien élevée, que sous l’espèce du mariage. La forme de son idéal était

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