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le matin

être, qu’on était déjà. On lui mit son couvert entre la mère et la fille ; et il donna une idée moins avantageuse de ses talents à table qu’au piano. Cette partie de son éducation avait été fort négligée ; il était disposé à croire qu’à table, manger et boire étaient l’essentiel, que la façon n’importait guère. Aussi, la proprette Minna le regardait avec une moue scandalisée.

On comptait qu’aussitôt après le souper, il s’en irait. Mais il les suivit dans le petit salon, il s’assit avec elles, et il ne songeait pas à partir. Minna étouffait des bâillements et faisait des signes à sa mère. Il ne s’en apercevait pas, parce qu’il était grisé de son bonheur et qu’il pensait que les autres étaient comme lui, — parce que Minna, en le regardant, continuait de jouer des prunelles, par habitude, — et enfin, parce qu’une fois assis, il ne savait plus comment se lever et prendre congé. Il serait resté toute la nuit, si madame de Kerich ne l’eût congédié elle-même, avec un aimable sans-façon.

Il partit, emportant en lui la lumière caressante des yeux bruns de madame de Kerich, des yeux bleus de Minna ; il sentait sur sa main le fin contact des doigts délicats et doux comme des fleurs ; et une subtile odeur, qu’il n’avait jamais encore respirée, l’enveloppait, l’étourdissait, le faisait presque défaillir.