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LA NOUVELLE JOURNÉE

« Grâce tranquille, je ne vous parle que de moi ; et pourtant, je ne pense qu’à vous. Si vous saviez combien mon moi m’importune ! Il est oppressif et absorbant. C’est un boulet, que Dieu m’a attaché au cou. Comme j’aurais voulu le déposer à vos pieds : Mais qu’en auriez-vous fait ? C’est un triste cadeau… Vos pieds sont faits pour fouler la terre douce et le sable qui chante sous les pas. Je les vois, ces chers pieds, nonchalamment qui passent sur les pelouses parsemées d’anémones… (Êtes-vous retournée à la villa Doria ?)… Les voici déjà las ! Je vous vois maintenant à demi étendue dans votre retraite favorite, au fond de votre salon, accoudée, tenant un livre que vous ne lisez pas. Vous m’écoutez avec bonté, sans faire bien attention à ce que je vous dis : car je suis ennuyeux, et, pour prendre patience, de temps en temps, vous retournez à vos propres pensées ; mais vous êtes courtoise et, veillant à ne pas me contrarier, lorsqu’un mot par hasard vous fait revenir de très loin, vos yeux distraits se hâtent de prendre un air intéressé. Et moi, je suis aussi loin que vous de ce que je dis ; moi aussi, j’entends à peine le bruit de mes paroles ; et tandis que j’en suis le reflet sur votre beau visage, j’écoute au fond de moi de tout autres paroles, que je ne vous dis pas.