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LA FIN DU VOYAGE

ne voulait pas qu’il y manquât. Mieux que lui, elle connaissait le pouvoir de langueur que recèle le souffle de cette terre italienne, et qui, tel l’insidieux poison de son tiède scirocco, se glisse dans les veines, endort la volonté. Que de fois elle en avait senti le charme maléfique, sans avoir l’énergie de résister ! Toute sa société était plus ou moins atteinte de cette malaria de l’âme. De plus forts qu’eux, jadis, en avaient été victimes ; elle avait rongé l’airain de la louve romaine. Rome respire la mort : elle a trop de tombeaux. Il est plus sain d’y passer que d’y vivre. On y sort trop facilement du siècle : c’est un goût dangereux pour les forces encore jeunes qui ont une vaste carrière à remplir. Grazia se rendait compte que le monde qui l’entourait n’était pas un milieu vivifiant pour un artiste. Et quoiqu’elle eût pour Christophe plus d’amitié que pour tout autre… (osait-elle se l’avouer ?)… elle n’était pas fâchée, au fond, qu’il s’éloignât. Hélas ! Il la fatiguait, par tout ce qu’elle aimait en lui, par ce trop-plein d’intelligence, par cette abondance de vie accumulée pendant des années et qui débordait : sa quiétude en était troublée. Et il la fatiguait aussi, peut-être, parce qu’elle sentait toujours la menace de cet amour, beau et touchant,