Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 1.djvu/90

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
Jean-Christophe

permettait pas de toucher le petit, et qu’il l’avait blessé. En effet, Christophe saignait un peu du nez ; mais il n’y pensait guère, et il ne sut aucun gré à sa mère de le lui tamponner rudement avec un linge mouillé, puisqu’elle continuait à le gronder. À la fin, on le poussa dans un recoin obscur, où on l’enferma sans souper.

Il les entendait crier l’un contre l’autre ; et il ne savait pas lequel il détestait le plus. Il lui semblait que c’était sa mère ; car il n’eût jamais attendu d’elle une pareille méchanceté. Tous ses malheurs de la journée l’accablaient à la fois : tout ce qu’il avait souffert, l’injustice des enfants, l’injustice de la dame, l’injustice de ses parents, et, — ce qu’il sentait aussi, comme une blessure vive, sans s’en rendre bien compte, — l’abaissement de ses parents, dont il était si fier, devant ces autres gens, méchants et méprisables. Cette lâcheté, dont il avait une vague conscience, pour la première fois, lui paraissait ignoble. Tout en lui était ébranlé : son admiration pour les siens, le respect religieux qu’ils lui inspiraient, sa confiance dans la vie, le besoin naïf qu’il avait d’aimer les autres et d’en être aimé, sa foi morale, aveugle, mais absolue. C’était un écroulement total, il était écrasé par la force brutale, sans nul moyen de se défendre, de réchapper jamais. Il suffoqua. Il crut mourir. Il se

78