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l’aube

auxquels l’expression manque, qui emportent dans la tombe l’inconnu de leur méditation, comme disait un membre de cette grande famille de muets ou de bègues illustres : Geoffroy Saint-Hilaire. » — Le vieux Jean-Michel appartenait à cette famille. Il ne parvenait pas plus à s’exprimer en musique qu’en parole ; et toujours il se faisait illusion : il eût tant aimé à parler, à écrire, à être un grand musicien, un orateur éloquent ! C’était sa plaie secrète ; il n’en disait rien à personne, il ne se l’avouait pas à lui-même, il tâchait de n’y pas penser ; mais il y pensait malgré lui, et cela lui mettait la mort dans l’âme.

Pauvre vieux homme ! En rien, il ne parvenait à être lui-même tout à fait. Il y avait en lui tant de beaux et puissants germes ; mais ils n’arrivaient pas à leur croissance. Une foi profonde, touchante, dans la dignité de l’art, dans la valeur morale de la vie ; mais elle se traduisait le plus souvent d’une façon emphatique et ridicule. Tant de noble orgueil ; et, dans la vie, une admiration presque servile des supérieurs. Un si haut désir d’indépendance ; et en fait, une docilité absolue. Des prétentions à l’esprit fort ; et toutes les superstitions. La passion de l’héroïsme, un courage réel ; et tant de timidité ! — Une nature qui s’arrête en chemin.