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l’aube

Ils aimaient l’un et l’autre à revenir souvent sur la légende fabuleuse de ce conquérant corse qui avait pris l’Europe. Grand-père l’avait connu. Il avait failli se battre contre lui. Mais il savait reconnaître la grandeur de ses adversaires ; il l’avait dit vingt fois : il eût donné un de ses bras, pour qu’un tel homme fût né de ce côté du Rhin. Le sort l’avait voulu autrement : il l’admirait, et il l’avait combattu, — c’est-à-dire qu’il avait été sur le point de le combattre. Mais comme Napoléon n’était plus qu’à dix lieues, et qu’ils marchaient à sa rencontre, une subite panique avait dispersé la petite troupe dans une forêt, et chacun s’était enfui, en criant : « Nous sommes trahis ! » En vain, racontait grand-père, avait-il tâché de rallier les fuyards ; il s’était jeté devant eux, menaçant et pleurant : il avait été entraîné par leur flot, et il s’était retrouvé le lendemain à une distance surprenante du champ de bataille, — c’est ainsi qu’il appelait le lieu de la déroute. — Mais Christophe le rappelait impatiemment aux exploits du héros ; et il était dans l’extase de ces chevauchées merveilleuses par le monde. Il le voyait suivi de peuples innombrables, qui poussaient des cris d’amour, et qu’un geste de lui lançait en tourbillons sur les ennemis toujours en fuite. C’était un conte de fées. Grand-père y ajoutait un peu, pour embellir l’histoire ; il conquérait l’Es-

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