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l’aube

ravissement. Par malheur, les mots lui manquaient, au moment de parler. C’était un désappointement qui lui était coutumier ; car il se renouvelait aussi souvent que ses élans d’éloquence. Et comme il l’oubliait après chaque tentative, il ne parvenait pas à en prendre son parti.

Il parlait de Régulus, d’Arminius, des chasseurs du Lutzow, de Koerner et de Frédéric Stabs, celui qui voulait tuer l’empereur Napoléon. Sa figure rayonnait, en rapportant des traits d’héroïsme inouïs. Il disait les mots historiques d’un ton si solennel, qu’il devenait impossible de les comprendre ; et il croyait d’un grand art de faire languir l’auditeur aux moments palpitants : il s’arrêtait, feignait de s’étrangler, se mouchait bruyamment ; et son cœur jubilait, quand le petit demandait, d’une voix étranglée d’impatience : « Et puis, grand-père ? »

Un jour vint, quand Christophe fut plus grand, où il saisit le procédé de grand-père ; et il s’appliqua alors méchamment à prendre un air indifférent à la suite de l’histoire : ce qui peinait le pauvre vieux. — Mais pour l’instant, il est tout livré au pouvoir du conteur. Son sang battait plus fort aux passages dramatiques. Il ne savait pas trop de qui il s’agissait, ni où, ni quand ces exploits se passaient, si grand-père connaissait Arminius, et si

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