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Jean-Christophe

Il vint près d’elle, lui effleura le front de sa barbe râpeuse ; il demanda si elle n’avait besoin de rien, baissa la lumière de la lampe et partit en heurtant les chaises dans l’obscurité de la chambre. Mais il n’était pas dans l’escalier, qu’il songeait à son fils revenant ivre ; et il s’arrêtait à chaque marche ; il imaginait mille dangers à le laisser rentrer seul…

Dans le lit, près de la mère, l’enfant s’agitait de nouveau. Une souffrance inconnue montait du fond de son être. Il se raidit contre elle. Il tordit son corps, il serra les poings, il fronça les sourcils. La douleur grandissait, tranquille, sûre de sa force. Il ne savait pas ce qu’elle était, ni jusqu’où elle allait. Elle lui paraissait immense, et ne devoir jamais prendre fin. Et il se mit à crier lamentablement. Sa mère le caressa avec de douces mains. Déjà la souffrance devenait moins aiguë. Mais il continuait de pleurer ; car il la sentait toujours près de lui, en lui. — L’homme qui souffre peut diminuer son mal, en sachant d’où il vient ; il l’enferme par la pensée en un morceau de son corps, qui peut être guéri, arraché au besoin ; il en fixe les contours, il le sépare de lui. — L’enfant n’a pas cette ressource trompeuse. Sa première rencontre avec la douleur est plus tragique et plus vraie. Comme son être même, elle lui semble sans limites ; il la sent installée dans son sein, assise dans son cœur, maîtresse de

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