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Jean-Christophe

Louisa, qui, tout humble, lui en demandait pardon. Il n’était pas méchant, et le lui accordait volontiers ; mais, l’instant d’après, ses remords le reprenaient, au milieu de ses amis, ou chez ses riches élèves, maintenant dédaigneuses, qui ne tressaillaient plus au frôlement de sa main, quand il voulait rectifier la pose de leurs doigts sur le clavier. Il revenait alors avec une mine sombre, où Louisa, le cœur serré, lisait du premier coup d’œil les habituels reproches ; ou bien il s’attardait dans des stations au cabaret ; il y puisait le contentement de soi-même et l’indulgence pour autrui. Ces soirs-là, il rentrait avec des éclats de rire, qui semblaient plus tristes à Louisa que les sous-entendus et la sourde rancune des autres jours. Elle se sentait un peu responsable des accès de déraison, où disparaissaient à chaque fois, avec l’argent de la maison, les faibles restes du bon sens de son mari. Melchior s’enlizait de jour en jour. À un âge où il aurait dû travailler sans répit à développer son médiocre talent, il se laissait glisser le long de la pente ; et d’autres prenaient sa place.

Mais qu’importait sans doute à la force inconnue qui l’avait rapproché de la servante aux cheveux de lin ? Il avait rempli son rôle ; et le petit Jean-Christophe venait de prendre pied sur cette terre, où le poussait son destin.