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l’aube

qu’ils en attendent eux-mêmes. Ce n’est pas qu’ils ne soient avertis, — un homme averti en vaut deux, dit-on… — Ils font profession de n’être dupes de rien, et de diriger leur barque à coup sûr, vers un but précis. Mais ils comptent sans eux-mêmes ; car ils ne se connaissent pas. Dans un de ces instants de vide qui leur sont habituels, ils laissent le gouvernail ; et, comme il est naturel, quand les choses sont livrées à elles-mêmes, elles ont un malin plaisir à contrecarrer leur maîtres. Le bateau laissé libre va droit contre l’écueil et l’intrigant Melchior épousa une cuisinière. Il n’était cependant ni ivre ni stupide, le jour où il s’engagea pour la vie avec elle ; et il ne subissait pas un entraînement passionné : il s’en fallait de beaucoup. Mais peut-être y a-t-il en nous d’autres puissances que l’esprit et le cœur, d’autres même que les sens, — de mystérieuses puissances, qui prennent le commandement dans les instants de néant où s’endorment les autres ; et peut-être était-ce elles que Melchior avait rencontrées au fond des pâles prunelles qui le regardaient timidement, un soir qu’il avait abordé la jeune fille sur la berge du fleuve, et qu’il s’était assis près d’elle, dans les roseaux, — sans savoir pourquoi, — pour lui donner sa main.

À peine marié, il s’était montré atterré de ce qu’il avait fait ; et il ne le cachait point à la pauvre

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