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l’aube

ments le démentaient, et il fallait le remanier, mais cela ne troublait pas l’enfant. Il avait fait son choix parmi les êtres qui évoluaient sur la scène, avec des cris variés ; et il suivait, palpitant, les destinées de ceux à qui il avait accordé ses sympathies. Surtout il était troublé par une belle personne, entre deux âges, qui avait de longs cheveux blond ardent, des yeux d’une largeur exagérée, et qui marchait pieds nus. Les invraisemblances monstrueuses de la mise en scène ne le choquaient point. Ses yeux aigus d’enfant ne remarquaient pas la laideur grotesque des acteurs, énormes et charnus, les choristes difformes de toutes les dimensions, alignés sur deux rangs, la niaiserie des gestes, les faces congestionnées par les hurlements, les perruques touffues, les hauts talons du ténor, et le fard de sa belle amie, au visage tatoué de coups de crayon multicolores. Il était dans l’état d’un amoureux, à qui sa passion ne permet plus de voir l’objet aimé, comme il est. Le merveilleux pouvoir d’illusion, qui est le propre des enfants, arrêtait au passage toutes les sensations déplaisantes, et les transformait à mesure.

La musique surtout opérait ces miracles. Elle baignait les objets d’une atmosphère vaporeuse, où tout devenait beau, noble et désirable. Elle communiquait à l’âme un besoin éperdu d’aimer ; et en même temps, elle lui offrait de toutes parts des fan-

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