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Jean-Christophe

aurait voulu qu’il restât, ainsi qu’eux, à branler la tête et à marquer la mesure avec son pied ! On n’avait qu’à lui jouer des rêveries placides, ou de ces pages bavardes, qui parlent pour ne rien dire ; il n’en manque pas en musique : ce morceau de Goldmark, par exemple, dont le vieil horloger disait tout à l’heure, avec un sourire ravi : « C’est joli. Il n’y a pas d’aspérités. Tous les angles sont arrondis… » Le petit était bien tranquille alors. Il s’assoupissait. Il ne savait pas ce qu’on jouait ; même, il finissait par ne plus l’entendre ; mais il était heureux, ses membres s’engourdissaient, il rêvassait.

Ses rêves n’étaient pas des histoires suivies ; ils n’avaient ni queue ni tête. À peine s’il voyait de temps en temps une image précise : sa mère faisant un gâteau, et enlevant avec un couteau la pâte restée entre ses doigts ; — un rat d’eau qu’il avait aperçu la veille nageant dans le fleuve ; — un fouet qu’il voulait faire avec une lanière de saule… Dieu sait pourquoi ces souvenirs lui revenaient à présent ! — Mais le plus souvent, il ne voyait rien du tout ; et pourtant, il sentait une infinité de choses. C’était comme s’il y avait une masse de choses très importantes, qu’on ne pouvait pas dire, ou qu’il était inutile de dire, parce qu’on les savait bien, et parce que cela était ainsi, depuis toujours. Il y en

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