Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 1.djvu/128

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
Jean-Christophe

deux doigts sur deux touches à la fois. Jamais on ne sait au juste ce qui va se passer. Quelquefois, les deux esprits sont ennemis ; ils s’irritent, ils se frappent, ils se haïssent, ils bourdonnent d’un air vexé ; leur voix s’enfle ; elle crie, tantôt avec colère tantôt avec douceur. Christophe adore cela : on dirait des monstres enchaînés, qui mordent leurs liens, qui heurtent les parois de leur prison ; il semble qu’ils vont les rompre, et faire irruption au dehors, comme ceux dont parle le livre de contes, les génies emprisonnés dans des coffrets arabes sous le sceau de Salomon. — D’autres vous flattent : ils tâchent de vous enjôler ; mais on sent qu’ils ne demandent qu’à mordre, et qu’ils ont la fièvre. Christophe ne sait pas ce qu’ils veulent ; mais ils l’attirent, et le troublent ; ils le font presque rougir. — Et d’autres fois encore, il y a des notes qui s’aiment : les sons s’enlacent, comme on fait avec les bras, quand on se baise ; ils sont gracieux et doux. Ce sont les bons esprits ; ils ont des figures souriantes et sans rides ; ils aiment le petit Christophe, et le petit Christophe les aime ; il a les larmes aux yeux de les entendre, et il ne se lasse pas de les rappeler. Ils sont ses amis, ses chers et tendres amis…

Ainsi l’enfant se promène dans la forêt des sons, et il sent autour de lui des milliers de forces incon-

116