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Jean-Christophe

retenu ce nom d’angine au hasard… « Mon Dieu ! pas cette fois !… »

Il avait des idées religieuses : il croyait volontiers ce que lui disait sa mère, que l’âme après la mort montait devant le Seigneur, et que, si elle était pieuse, elle entrait dans le jardin du paradis. Mais il était beaucoup plus effrayé qu’attiré par ce voyage. Il n’enviait pas du tout les enfants que Dieu, par récompense, à ce que disait sa mère, enlevait au milieu de leur sommeil et rappelait à lui, sans les avoir fait souffrir. Il tremblait, au moment de s’endormir, que Dieu n’eût cette fantaisie à son égard. Ce devait être terrible de se sentir soudain détaché de la tiédeur du lit et entraîné dans le vide, mis en présence de Dieu. Il se figurait Dieu comme un soleil énorme, qui parlait avec une voix de tonnerre : quel mal cela devait faire ! cela brûlait les yeux, les oreilles, l’âme entière ! Puis Dieu pouvait punir : on ne savait jamais… — D’ailleurs cela n’empêchait pas toutes les autres horreurs, qu’il ne connaissait pas bien, mais qu’il avait pu deviner par les conversations : le corps dans une boîte, tout seul au fond d’un trou, perdu au milieu de la foule de ces dégoûtants cimetières, où on l’emmenait prier… Dieu ! Dieu ! quelle tristesse !…

Et pourtant ce n’était pas gai de vivre, d’avoir faim, de voir le père ivrogne, d’être brutalisé, de

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