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l’aube

de plus ; elle lui ordonna de se taire, et de la laisser travailler. Elle parut s’absorber en effet dans sa couture : elle avait l’air soucieuse, et ne levait pas les yeux. Mais après quelque temps, elle le regarda dans le coin où il s’était retiré pour bouder, se remit à sourire, et lui dit doucement d’aller jouer dehors.

Ces bribes de conversation agitèrent profondément Christophe. Ainsi il y avait un enfant, un petit garçon de sa mère, tout comme lui, qui avait le même nom, qui était presque pareil, et qui était mort ! — Mort, il ne savait pas au juste ce que c’était ; mais c’était quelque chose d’affreux. — Et jamais on ne parlait de cet autre Christophe ; il était tout à fait oublié. Ce serait donc de même pour lui, s’il mourait à son tour ? — Cette pensée le travaillait encore, le soir, quand il se trouva à table avec toute sa famille, et quand il les vit rire et parler de choses indifférentes. Ainsi, on pourrait être joyeux après qu’il serait mort ! Oh ! il n’aurait jamais cru que sa mère fût assez égoïste pour rire après la mort de son petit garçon ! Il les détestait tous ; il avait envie de pleurer sur lui même, sur sa propre mort, d’avance. En même temps, il aurait voulu poser une foule de questions ; mais il n’osait pas ; il se souvenait du ton avec lequel sa mère lui avait imposé silence — Enfin, il n’y tint plus ; et

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