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l’aube

sa figure dans les draps. Ils restèrent longtemps ainsi. Melchior se balançait lourdement sur sa chaise, en ricanant. Christophe se bouchait les oreilles, pour ne pas entendre, et il tremblait. Ce qui se passait en lui était inexprimable : c’était un bouleversement affreux, un effroi, une douleur, comme si quelqu’un était mort, quelqu’un de cher et de vénéré.

Personne ne rentrait, ils restaient seuls tous deux : la nuit tombait, et la peur de Christophe augmentait de minute en minute. Il ne pouvait s’empêcher d’écouter, et son sang se glaçait, en entendant cette voix qu’il ne reconnaissait plus : le silence la rendait plus effrayante encore ; l’horloge boiteuse marquait la mesure de ce jacassement insensé. Il n’y tint plus, il voulut fuir. Mais pour sortir, il fallait passer devant son père ; et Christophe frémissait à l’idée de revoir ses yeux : il lui semblait qu’il en mourrait. Il tâcha de se glisser sur les mains et les genoux jusqu’à la porte de la chambre. Il ne respirait pas, il ne regardait pas, il s’arrêtait au moindre mouvement de Melchior dont il voyait les pieds sous la table. Une jambe de l’ivrogne tremblait. Christophe parvint à la porte ; d’une main tremblante, il appuya sur la poignée ; mais, dans son trouble, il la lâcha : elle se referma brusquement, Melchior se retourna pour voir ; la chaise sur laquelle il se balançait

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