Page:Rolland - Colas Breugnon.djvu/339

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

garde le meilleur, je garde ma gaieté, ce que j’ai amassé en cinquante ans de promenade, en long, en large de la vie, de belle humeur et de malice, et de folle sagesse ou de sage folie. Et la provision n’est pas près de finir. Je l’ouvre à tous ; que tous y puisent ! N’est-ce donc rien ? Si je reçois de mes enfants, je donne aussi, nous sommes quittes. Et s’il advient que celui-ci donne un peu moins que celui-là, l’affection fournit l’appoint ; et du compte nul ne se plaint.

Qui veut voir un roi sans royaume, un Jean sans terre, un heureux coquin, qui veut voir un Breugnon de Gaule, qu’il me voie ce soir sur mon trône, présidant le bruyant festin ! C’est aujourd’hui l’Épiphanie. L’après-midi, on vit passer dans notre rue les trois rois mages, leur équipage, un blanc troupeau, six pastoureaux, six pastourelles qui chantaient ; et les chiens du quartier braillaient. Et ce soir, nous sommes à table, tous mes enfants et les enfants de mes enfants. Cela fait trente, en me comptant. Et tous les trente crient ensemble :

Le roi boit !

Le roi, c’est moi. J’ai la couronne, sur mon chef un moule à pâté. Et ma reine est Martine : comme dans les saints livres, j’ai épousé ma fille. Chaque fois que je porte à ma bouche mon verre, on m’acclame, je ris, j’avale de travers ; mais de travers ou non, j’avale et n’en perds rien. Ma reine boit aussi et, gorge nue, fait boire à son rouge téton son rouge nourrisson, mon dernier petit-fils, braillant,