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N’est-il pas bien étrange que l’on s’attache ainsi à cette petite chose ? Sans elle rien ne nous est. Avec elle, tout est bien, même le pire, qu’importe ? Ah ! je puis bien mourir, que le diable m’emporte ! Pourvu qu’elle vive, elle, je me moque du reste !… C’est tout de même un peu fort. Quoi, je suis là, je vis et je suis bien portant, maître de mes cinq sens et de quelques autres en plus et du plus beau de tous, qui est monsieur mon bon sens, je n’ai jamais boudé la vie, et je porte en mon ventre dix aulnes de boyaux vides toujours pour la fêter, tête saine, main précise, jarret solide et du mollet, brave ouvrier et Bourguignon salé, et je serais tout prêt à sacrifier cela pour un petit animal que je ne connais même pas ! Car enfin qu’est-il donc ! Un trognon mignon, un jouet gentillet, perroquet qui s’essaie, un être qui n’est rien, mais qui sera, peut-être… Et c’est pour ce « peut-être » que je dilapiderais mon : « Je suis, et j’y suis, et j’y suis bien, pardi ! » … Ah ! c’est que ce « peut-être », c’est ma plus belle fleur, celle pour qui je vis. Quand les vers se seront empiffrés de ma chair, quand elle aura fondu dans le gras cimetière, je revivrai, Seigneur, en un autre moi-même, plus beau, plus heureux et meilleur… Eh ! qu’en sais-je ? Pourquoi vaudrait-il mieux que moi ? — Parce qu’il aura mis ses pieds sur mes épaules, et qu’il verra plus loin, marchant sur mon tombeau… Ô vous, sortis de moi, qui boirez la lumière, où mes yeux qui l’aimaient ne se baigneront plus, par vos yeux je savoure la vendange des jours et des nuits à venir,