Page:Rolland - Colas Breugnon.djvu/110

Cette page n’a pas encore été corrigée

fument. Allons les arroser et nourrir l’animal qui me ronge le ventre.

— Nous en viendrons à bout, dis-je. Compte sur moi. Contre la maladie de la faim, la médecine la meilleure est de manger, dit un ancien.

Nous allâmes ensemble, au coin de la Grand-Rue, à l’hôtel des Écus de France et du Dauphin : car de rentrer chez nous, à deux heures passées, nul de nous n’y pensait ; Tripet eût, comme moi, redouté d’y trouver la soupe froide et la femme bouillante. C’était jour de marché, la salle était bondée. Mais si, quand on est seul, à table, bien à l’aise, on est mieux pour manger, quand on est bien serré par de bons compagnons, on mange mieux : ainsi, tout est toujours très bien.

Pendant un long moment, nous cessâmes tous deux de parler, si ce n’est in petto, c’est-à-dire du cœur et des mâchoires, à un petit salé aux choux, qui rose et doux embaumait et fondait. Dessus, rouge chopine, pour éclaircir la bruine que j’avais sur les yeux : car manger et non boire, comme disent nos vieux, c’est aveugler, non voir. Après quoi, la vue claire et le gosier lavé, je pus recommencer à bien considérer les hommes et la vie, qui paraissent plus beaux après qu’on a mangé.

À la table voisine, un curé des environs avait pour vis-à-vis une vieille fermière, qui lui faisait le dos rond ; elle s’inclinait, parlait en renfonçant la tête dedans sa carapace, la tordant de côté et doucereusement levant vers lui sa face, comme à la confession. Et le curé, de même l’écoutait de profil,