Page:Rolland - Colas Breugnon.djvu/102

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’était pas onze heures) arrivés chez Riou, sans y avoir pensé. Cagnat et Robinet m’attendaient, mais en paix, sur la berge vautrés ; et Binet, qui avait pris ses précautions et sa canne à pêcher, taquinait le goujon.

J’entrai dans le chantier. À partir du moment où je suis au milieu des beaux arbres couchés, dévêtus et tout nus, et que la bonne odeur de sciure me monte au nez, dame, j’avoue, le temps et l’eau ont pu couler. Je ne puis me lasser de leur tâter les cuisses. J’aime un arbre plus qu’une femme. Chacun a sa folie. J’ai beau savoir celui que je veux et prendrai. Si j’étais chez le Grand Turc et que je visse, en un marché, celle que j’aime parmi vingt belles filles nues, croyez-vous que m’empêcherait mon amour pour ma mie de savourer de l’œil, en passant, les appâts du reste du troupeau ? Je ne suis pas si sot ! Pourquoi Dieu m’aurait-il donné des yeux avides de la beauté, si, quand elle apparaît, je devais les fermer ? Non, les miens sont ouverts, comme des portes cochères. Tout y entre, rien ne se perd. Et comme, vieux finaud, je sais voir sous la peau des femelles rusées leurs désirs, leur malice et leur fourbe pensée, ainsi sous l’écorce rude ou lisse de mes arbres je sais lire l’âme enclose, qui sortira de l’œuf, — si je veux le couver.

En attendant que je veuille, Cagnat, qui s’impatiente (c’est un avale-tout-cru, il n’y a que nous, les vieux, qui sachions savourer), converse à coups de gueule avec quelques flotteurs qui, de l’autre côté de l’Yonne, vont flânant, ou font le pied de