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LES DERNIERS QUATUORS

L’air allégé que l’on respire, au sortir de la pesante montée par demi-tons de sombres harmonies Wagnériennes, est sans aucun doute celui que buvait Beethoven avec délices, au sortir de sa prison de Vienne investie, quand il retrouvait enfin sa consolatrice, la chère nature et la paix des champs[1]. Clarté du ciel, liquidité de l’atmosphère, tous les soucis sont effacés, la mélodie coule sans heurts, en un ruisseau riant, où elle s’égrène en gouttes cristallines, comme des arpèges de harpe : (d’où l’appellation : « Quatuor des harpes »). Nous n’analyserons pas l’heureuse promenade, coupée par de brefs rappels du cauchemar d’hier, que recouvrent aussitôt le joyeux murmure des champs, leurs gazouillis, leurs eaux qui courent, leur angélique ravissement, qui s’achève, après quelques graves mesures de prière, par un envol d’ailes au ciel, comme une transfiguration.

Il n’est de place réservée à la douleur, dans ce quatuor, qu’en l’adagio. Dirons-nous, comme on l’a fait, qu’elle en abuse, et que nulle part Beethoven ne prête plus à l’accusation, qui l’eût, de toutes, le plus irrité : de sentimentalité ? Ce serait injuste : car tout est noble et mesuré dans cette longue plainte. Mais il est juste de reconnaître que c’est une plainte, et que Beethoven n’a pas, comme Agamemnon en pleurs, le visage voilé. Il faut penser que ce thème pathétique suit le cortège funèbre d’une patrie brisée par le vainqueur. À près d’un siècle de distance, j’entends, qui lui répond, le prophétique adagio funèbre de la Huitième Symphonie de Bruckner : « Mors Austriae ».

  1. L’esquisse de l’allegro du premier mouvement porte en marge cette annotation : « Beim goldnen Kreutz » (« À la croix d’or ») — l’enseigne d’une auberge de la banlieue de Vienne