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LES DERNIERS QUATUORS

de la musique ne s’opérait pas seulement en lui, mais en toute une époque de l’art et de la pensée, qui s’éveillait du statisme majestueux de l’âge précédent… « Stirb und werde !… » Mais le plus frappant, dans le « devenir » de ces quatuors, est qu’il n’est aucunement une croissance naturelle de la semence thématique, plantée au champ de la pensée créatrice. Il se déclenche, dans ce premier allegro, des mutations inattendues, — même, j’en jurerais, inattendues du créateur, l’instant d’avant qu’elles se produisent. L’étincelle jaillit, comme du choc d’un silex. Qui eût prévu que sur sa route aplanie, (on eût dit tracée d’avance), ce thème neutre, anodin, flegmatique, aux traits volontairement inexpressifs, se verrait cabré à tant de virements vertigineux, qui ouvrent et ferment en quelques secondes des visions de précipices ou de lointains hallucinés 1 Mais le poing ferme de l’aurige retient toujours l’attelage, près de verser. Même au cœur du subconscient, veille Lynkeus, l’œil toujours ouvert du génie. C’est un saisissant spectacle pour qui sait voir. — Ah ! comme il se livre en de tels morceaux (les deux premiers de l’op. 59 no 1 — la fausse somnolence aux éclairs fauves, aux subites pertes de conscience du premier allegro, — le crépitement électrique du tourbillonnant sempre scherzando), « l’homme à plusieurs têtes, à plusieurs cœurs, à plusieurs âmes », qu’avait vu le regard vif et pénétrant de Haydn ! — Voilà ce que Beethoven ne pouvait peindre dans ses vastes fresques aux lignes monumentales des symphonies, — et pour quoi le quatuor était fait, — pour quoi, du moins, il l’a fait. Qu’importait que même le public restreint qui l’écoutait ne sût pas lire à l’intérieur de ses secrets ! — Tant pis, tant mieux ! C’était pour lui qu’il écrivait, — et pour cette « spätere Zeit », cet avenir, qui est une fiction nécessaire au