Page:Rolland - Beethoven, 5.djvu/56

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
48
BEETHOVEN

hension du présent. Il s’est conquis, par ses victoires, le droit et l’assurance de se tailler dans la musique des royaumes nouveaux. Quels horizons vertigineux embrasse son regard de grand oiseau, qui plane au-dessus des précipices ! Que lui importent l’inintelligence de ses amis, — même de Schuppanzigh et de ses partenaires, qui rient aux éclats du premier quatuor op. 59, comme d’une bonne farce, — et les fureurs comiques des artistes, de Gyrowetz, de Bernbard Romberg, le plus célèbre violoncelliste de son temps, qui trépigne de rage sur le scherzo de ce premier quatuor, comme s’il croyait que Beethoven avait voulu se moquer de lui ! Au violoniste Radicati, qui a le front de lui dire que ces quatuors ne sont pas de la musique, il répond, avec un tranquille dédain. — « Oh ! ce nest pas pour vous ! C’est pour les temps à venir ! » (« O, sie sind auch nicht für Sie, sondern für eine spätere Zeit »).

Les trois quatuors op. 59 sont, à mon sens, incommensurables avec ceux écrits avant. J’oserais presque dire qu’ils le sont avec ceux qui ont été écrits après. — Ce qui les caractérise, — avec leur originalité d’invention et leur audace inouïes, — c’est leur ampleur symphonique. On sent l’orchestre, à tout moment. Les cordes évoquent les bois, les cors, l’orgue et la harpe. S’ils n’étaient aux mains d’un maître-sorcier sûr de ses charmes et de ses limites, ce serait un abus dangereux ; mais il s’arrête à l’extrême bord. Et sa puissance d’âme multitudinaire monte, de l’un à l’autre quatuor, jusqu’à la grande houle du Troisième, dans le finale où sonne la charge d’une cavalerie océanique, dont les escadrons multipliés martèlent, en la recouvrant, toute la plaine.

L’invention est d’une extraordinaire variété. À côté des